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  • Photo du rédacteurVirginie Simona

T’as pas cent likes ?

Dernière mise à jour : 7 juin 2019

Depuis que Dieu est invisible et que le mystère n’est plus rentable, le monde entier s'est lancé dans une course à la visibilité. Des décennies que Facebook et ses acolytes recrutent des bénévoles pour raconter leurs vies et leurs avis sur les réseaux, images et pensées éphémères instantanément soumises aux likes ou aux dislikes. Entendu que les plus timides et autres allergiques aux selfies sont priés de rester cachés sous les arbres des forêts...


Si la poésie et la beauté sont les bienvenues sur les réseaux, la culture marketing du "buzz" aime à privilégier polémiques, décalage et émotivité : priorité à ceux qui savent en faire des tonnes et des quintaux ! Je ne vais pas tomber dans le ressassement de notre aliénation aux réseaux sociaux puisqu’en vérité, on n’a rien trouvé de mieux pour qu’un gabonais et une chinoise partagent leur passion pour la mousseline de topinambours. Je me suis donc (presque) habituée à cet écran de fumée (et de likes) s’intercalant systématiquement entre moi et le monde. Vrai que nous pouvons sincèrement remercier les technologies qui, par leur nouveauté, ont un avantage sur le réel pur : elles nous mobilisent et nous stimulent. Être vus ou donner à voir, engage les courageux et les paresseux…à faire ! Jusqu’au risque (puisque tout bien a son mal) de théâtralisation de soi, de réduction de nos identités à de jolis profils numériques. Et toujours avec la tentation de devoir répondre à un idéal social (de réussite) qui nous abîme - la vue - plus qu’il nous grandit l'âme.


Le développement des technologies et des réseaux sociaux exige de nous la production exponentielle de commentaires, d’images, de vidéos. Cet écosystème (de suiveurs et de récompensés) structure désormais tous les secteurs de nos vies, de l’intime aux révoltes collectives, des associations aux grandes marques : chacun y va de sa course à la visibilité et aux avis. Tout ce qui existe a été rendu monétisable (du conseil make-up à la chute de ski) et le nombre de vues dit aujourd’hui le succès et la qualité…à peu près aussi précisément que le 90B dit la pointure de chaussure ! Et comme il est de plus en plus difficile d’échapper aux réseaux sans être exclu du jeu social, mieux vaut y plonger avec un sourire béat (plutôt que de ramper solo dans sa pataugeoire).


Pour faire la promotion d'un fromage au lait cru comme pour initier une révolution (le printemps arabe, le mouvement des gilets jaunes ont trouvé en FB un allié fabuleux) la règle est invariable : il s’agit de travailler son e-réputation, de capturer une audience (autrement dit de trouver suffisamment d’index capables de cliquer sur un pouce), bref, de multiplier les amis imaginaires ! Le mouvement des gilets jaunes a parfaitement intégré cet enjeu de visibilité : ils occupent de couleurs fluorescentes le territoire géographique comme l’espace virtuel. Le fonctionnement de Facebook (basé sur l’algorithme) sert positivement ce mouvement qui semble chercher de la visibilité davantage qu’une réelle représentativité. En effet, FB offre l'occasion d'une convergence des luttes et autorise une porosité géniale entre les différentes revendications, sans encartage défini. Seul bémol : rumeurs, extrémisme et désinformation y pullulent comme le rhume en hiver. A lire les appels des plus virulents (et donc des plus suivis), cette colère vire souvent à la haine. Sans nier la légitimité de cette violence face à un monarque malentendant, la justice sociale (qu’il est salvateur et urgent de vouloir à tous crins !) ne se fera pas sans un discours rationalisant. Le 10 décembre, le chef de l’État a répondu à la colère de la rue par une allocution mélodramatique ratée : on ne passe pas du mépris de classe à l’empathie en 10 minutes de télévision et 100 euros d’augmentation du SMIC ! Aux chemins émotionnels de cette crise et des bombes lacrymogènes devront suivre les chemins du débat et espérons-le, des urnes…Car si le conflit fait partie de la démocratie, la révolte ne gagne rien à se transformer en spectacle de la haine (via une minorité de casseurs et de CRS). Il faudra rapidement trouver un langage commun autre, et digne de la crise, au plus loin de la facilité du discours du Président de ce 10 décembre 2018.


Sûre que notre ère digitale porte en elle les valeurs de la vieille industrialisation : efficacité et compétitivité, auxquelles s’ajoute désormais une nette tendance à la « facilité » : moins d’effort intellectuel et davantage d’images et d’affects. Une seule solution pour que ces standards en ligne ne nous exilent pas de nous-mêmes et ne nous ôtent pas notre capacité critique : trouver un équilibre entre intériorité et extériorité, entre émotion et raison, visibilité et invisibilité. Car s’il ne s’agit pas d’empêcher l’avenir de venir (inutile de me renvoyer laver mes culottes au lavoir, j’ai une machine à laver 1200 tours), il me plairait de vivre dans une société où l’algorithme n’a pas remplacé l’intuition, où le spectacle de nos vies n’est pas l’obsession. Le monde entier est en train d’être mis en données, nos combats intimes et collectifs transformés en data : c’est autant de libertés perdues. Alors, tant que le soleil réchauffera notre peau, tant que le wifi ne fera pas auto-bronzant, tant que des poignées de mains solidaires s’échangeront (sur des ronds-points comme dans une assemblée générale), tant que les vents marins chahuteront nos narines, parions que l’écran-monde ne nous hypnotisera pas totalement.


Pour aller plus loin

Les tyrannies de la visibilité de Nicole Aubert, Claudine Haroche

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